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Devant une foule de représentants issus de treize pays d’Europe et du Moyen-Orient, Asgad Ben-Adnah reçut le titre de Président de l’Union eurasiatique. À partir de ce jour, tous les dirigeants de ces états ne bougeraient plus le petit doigt sans sa bénédiction. À l’intérieur du corps de l’homme d’affaires israélien, l’empereur Hadrien jubilait. L’univers était bien plus vaste que lorsqu’il régnait sur cette partie du monde. Les caméras qui filmaient l’événement le retransmettaient dans des contrées où il n’avait jamais encore mis les pieds.
Il prononça son premier discours en tant que Président de l’Union nouvelle, promettant d’instaurer une paix durable dans ces contrées qui avaient trop longtemps connu les horreurs de la guerre. Toutefois, ce fut surtout sa dernière promesse qui causa des remous dans les organisations de protection nationale comme l’ANGE.
— Mon mandat sera surtout fondé sur la transparence. J’expulserai tous ceux qui trameront des complots contre d’autres personnes ou contre moi. Je ne tolérerai pas non plus la présence de sociétés secrètes sur mon nouveau territoire. J’offrirai même d’importantes récompenses à ceux qui les dénonceront !
En retrait, à sa droite, le docteur se mit à l’applaudir en même temps que tous ceux qui s’étaient entassés dans la salle de conférence. Antinous se tenait près de lui, blême et fragile. L’opération magique qu’Ahriman avait pratiquée sur lui avait effacé une partie de sa mémoire, si bien qu’il ne se rappelait plus qu’il devait se méfier de ce sombre personnage.
Asgad était soulagé qu’il n’y ait plus de dispute entre eux, mais il se désolait de l’attitude trop soumise de l’adolescent. Le Antinous qu’il avait connu jadis, même s’il était très doux, était plus enjoué, plus téméraire.
Un des seconds du président de la Grèce vint alors lui remettre un message. Asgad, qui ne lisait pas encore assez, bien les langues modernes, le glissa dans la poche de son veston. Il descendit ensuite dans la foule pour répondre aux questions plus personnelles de ses nouveaux sujets. Ahriman le surveilla étroitement, même s’il s’était assuré, à l’arrivée de tous ces gens, qu’ils ne portaient aucune arme sur eux. Sur les plaines célestes, Satan perdait progressivement du terrain et le temps viendrait où il chercherait refuge sur Terre. Il était primordial que rien de fâcheux n’altère son nouveau corps.
Asgad présida aussi le dîner en l’honneur de sa nouvelle nomination. À sa gauche, Antinous picorait dans son assiette sans s’intéresser le moindrement du monde à ce qui se passait autour de lui. L’entrepreneur l’ignora jusqu’à ce qu’il soit enfin seul avec lui dans leur suite désormais bien gardée par des soldats grecs.
— Souris un peu, mon adoré, susurra Asgad.
— Je n’en ai pas le cœur et je ne sais même pas pourquoi, soupira le jeune Grec en se défaisant enfin des souliers qui meurtrissaient ses pieds.
— Une nouvelle ère s’ouvre devant nous, Antinous. Bientôt, nous pourrons rentrer à Rome où nous habiterons une immense villa.
Si ses démêlés avec Ahriman avaient été effacés de sa mémoire, un autre souvenir continuait cependant à le hanter.
— Y aura-t-il aussi une chambre pour votre maîtresse ? lâcha-t-il, au grand étonnement d’Asgad.
— Tu voudrais que j’en prenne une ?
— Je sais qu’une femme occupe déjà votre cœur, monseigneur. J’ai senti son parfum sur vos vêtements. Je l’ai même rencontrée le soir où on a tenté de vous tuer.
— C’est une belle femme qui ne me laisse pas indifférent, mais je ne suis pas prêt à dire que c’est ma maîtresse.
— J’ai écouté ce que les gens disaient dans votre dos tout à l’heure.
— Je suis bien content d’apprendre qu’une parcelle des réjouissances a retenu ton attention, fit Asgad sur un ton réprobateur.
— Les gens n’ont pas vraiment changé même s’ils ne s’habillent plus comme avant. Ils continuent à se prosterner devant vous uniquement pour obtenir des faveurs.
« Est-il en train de se libérer du sort que le magicien lui a jeté ? » se demanda Asgad en l’entendant s’affirmer ainsi.
— Ils se demandent qui je suis, poursuivit Antinous. Certains pensent que je suis votre fils illégitime, d’autres croient que vous vous adonnez à des plaisirs pervers.
— Nous ne pourrons jamais empêcher les autres de médire, mon petit. Cela fait malheureusement partie de la nature humaine. Mais lorsqu’on est vraiment fort, on s’élève au-dessus de ces calomnies. Toi et moi savons que notre relation est spéciale.
— Autrefois, vous aviez fait taire les langues de vipère en vous mariant.
— Est-ce ce que tu voudrais encore me voir faire ?
— Je ne peux malheureusement pas vous donner d’héritier.
— Je te concède ce point. Mais il y a d’autres considérations importantes dans un mariage, surtout dans cette société moderne. Jadis, les femmes faisaient ce qu’on leur commandait de faire. Les choses ont bien changé, Antinous.
— Vous exercez un curieux pouvoir sur les gens, monseigneur.
— Explique-toi, mon petit.
Antinous alla s’asseoir sur un pouf, ramenant ses longues jambes contre sa poitrine.
— Autrefois, c’était le ton de votre voix qui faisait trembler vos serviteurs. Aujourd’hui, ce sont vos yeux qui les contraignent à vous obéir.
— Mes yeux ? s’amusa Asgad. J’aurai tout entendu.
— Je n’affirme rien que je sais être faux. Vous n’avez qu’à regarder quelqu’un pour qu’il ne cherche qu’à vous plaire. Si vous ne me croyez pas, faites-en l’essai.
— Très bien.
Asgad marcha jusqu’à la porte de la suite, l’ouvrit et planta son regard dans celui d’un des deux soldats qui montaient la garde.
— Allez me chercher de la glace au chocolat, ordonna-t-il.
— Oui, monsieur le président, répondit l’homme, hypnotisé.
Il quitta son poste malgré les ordres formels qu’il avait reçus. Son compagnon se tourna aussitôt vers Asgad avec l’intention de lui expliquer que sa sécurité passait avant ses fringales nocturnes.
— Dansez pour moi, lui commanda l’Israélien.
Le soldat s’exécuta sur-le-champ.
— Vous pouvez reprendre vos fonctions, l’arrêta Asgad avant de réintégrer sa suite.
Antinous était toujours pelotonné sur le pouf, le visage triomphant.
— Depuis quand ai-je ce pouvoir ? voulut savoir l’entrepreneur, désarçonné.
— Depuis que vous avez recommencé à faire de la politique.
— C’est donc ainsi que j’ai réussi à me garantir la collaboration de tous ces gouverneurs…
— Et de votre maîtresse.
Asgad lui jeta un regard de côté.
— Tu ne me laisseras donc pas tranquille avec ça.
— À Rome, en épousant Sabine, vous aviez fait taire les critiques.
— Il est vrai que l’image d’un grand homme politique avec une femme dans son ombre est toujours très appréciée.
Asgad marcha jusqu’à la fenêtre du balcon en réfléchissant.
— Mais avant de la demander en mariage, j’aimerais faire les choses comme il se doit. Jusqu’à présent, je ne l’ai fréquentée que quelques fois, et toujours dans la plus grande intimité. Je ne peux pas la présenter spontanément au public comme étant mon épouse. Elle doit être au moins avec moi lors des grandes occasions.
Il pivota vers son jeune ami.
— Qu’en penses-tu, Antinous ?
— Est-ce que je pourrai avoir la glace au chocolat lorsque le soldat reviendra ?
Asgad éclata de rire. Il revint vers l’adolescent, le souleva dans ses bras et le serra affectueusement contre lui.
— Je suis content de constater que ton sens de l’humour est enfin revenu ! s’exclama-t-il.
Ils partagèrent le parfait livré par le gardien, puis se mirent au lit, fourbus. Au matin, ils furent réveillés par la sonnerie du téléphone, qui leur rappela qu’ils devaient se préparer à partir pour l’aéroport. Asgad aurait préféré rentrer en bateau, mais il se plia volontiers aux dispositions que le président grec avait prises pour lui.
Antinous ne remarqua même pas que le docteur Wolff leur avait faussé compagnie. Il suivait docilement son protecteur, montrant ses nouveaux papiers quand on le lui demandait et répondant poliment à toutes les questions de l’hôtesse de l’air. Il n’aimait pas vraiment se déplacer dans les airs, mais il ne pouvait pas non plus se passer de Hadrien.
Benhayil les accueillit à l’aéroport et les conduisit jusqu’à la limousine noire de l’homme d’affaires. Il semblait de bien meilleure humeur depuis leur dernière rencontre.
— On dirait que tu as pris des vacances, Pallas, souligna Asgad en prenant place dans le gros véhicule.
— Au contraire, monsieur. J’ai remis de l’ordre dans vos affaires.
— Est-ce une bonne nouvelle ? le taquina Asgad.
Le secrétaire se réjouit intérieurement de le voir d’aussi belle humeur.
— J’ai préparé votre emploi du temps des deux prochaines semaines, annonça-t-il en lui remettant une feuille imprimée. Vous serez sans doute content d’apprendre que le premier ministre de l’Italie veut vous rencontrer.
« Italia…», savoura silencieusement l’empereur.
— Pas de nouvelle de Germania ou de Gallia ?
Benhayil avait heureusement pris le temps de s’informer des anciens noms que portaient les pays modernes, afin de comprendre son employeur lorsqu’il y faisait référence.
— Non, monsieur, l’informa-t-il. Désirez-vous que je communique avec leurs dirigeants ?
— Pas pour l’instant, Pallas. Je préférerais qu’ils viennent vers moi d’eux-mêmes.
— Oui, bien sûr.
La limousine se mit en route, précédée par des policiers montés sur des motocyclettes. Asgad aimait bien sa maison de Jérusalem, mais il avait hâte de retourner s’installer à Rome, qu’il n’avait pas revue depuis des lustres.
— En rentrant, trouve-moi de grandes feuilles pour que je puisse dessiner les plans de mon nouveau palais, ordonna-t-il à son secrétaire.
— Vous les aurez, assura Benhayil.
Lui aussi avait remarqué l’absence du sombre médecin de son patron, mais il n’avait pas l’intention d’en parler devant Asgad. Assis près de son mentor, Antinous semblait moins craintif qu’à son départ. Il regardait dehors avec plus de curiosité que d’appréhension. « Il s’acclimate enfin », se réjouit Benhayil.
La voiture ne s’arrêta qu’à la villa de Jérusalem, où les attendaient deux soldats de l’armée israélienne. Les policiers formèrent deux lignes jusqu’au portail, armes au poing, attirant les regards des passants. Dès qu’il reçut le signal que l’homme politique ne risquait rien, Benhayil fit sortir Asgad et Antinous de la limousine et leur ouvrit les grilles. Le convoi de policiers ne s’éloigna que lorsque ces dernières furent de nouveau refermées. Les deux soldats prirent la relève, se tenant bien droit devant l’entrée.
Asgad marcha sans se presser aux côtés de son secrétaire.
— Quelqu’un vous attend au salon, lui apprit ce dernier.
— Était-ce inscrit à mon agenda ?
— Non, monsieur. Elle voulait que ce soit une surprise.
— Elle ?
— Elle m’a menacé de mort si je vous révélais son nom.
— Très intéressant…
Antinous gambada jusqu’à la porte, pressé de troquer ses vêtements civils contre son chiton. Il traversa l’entrée sans rien remarquer d’inhabituel et commença à grimper l’escalier qui menait aux chambres. Une seconde plus tard, Asgad et Benhayil entraient dans le vestibule désormais décoré à la grecque. Antinous s’immobilisa sur la quatrième marche en reconnaissant le parfum d’Océane. Comment osait-elle mettre le pied dans leur maison sans y avoir été invitée ! Il fit volte-face avec l’intention de s’en plaindre à l’empereur lorsque trois monstres verts sortirent des murs, armés de longues épées minces.
— Non ! hurla l’adolescent en s’élançant au secours d’Asgad.
Benhayil utilisa aussitôt sa mallette en cuir pour frapper l’un des attaquants, mais le Naga la dévia et frappa le secrétaire au visage avec son coude, l’assommant d’un seul coup. Les hurlements d’Antinous déconcentrèrent momentanément le trio meurtrier. Avant de s’attaquer à Asgad, qui reculait vers la porte, l’un des reptiliens fit subir au jeune Grec le même sort qu’à Benhayil. Antinous s’effondra sur le sol, inconscient.
— Asgad ! cria une femme de la porte du salon.
En apercevant Océane, le visage crispé devant ce terrifiant spectacle, le mâle Anantas qui sommeillait au cœur d’Asgad se réveilla. « Personne ne fera de mal à ma future épouse ! » clama-t-il intérieurement. Sans s’en rendre compte, il se transforma instantanément en reptilien d’un bleu métallique et attaqua les trois Nagas avec ses griffes et ses dents, évitant habilement leurs coups de sabre. Paralysée dans le chambranle de la porte du salon, Océane n’osait même plus respirer. Elle n’était pas armée et, de toute façon, elle ne sentait pas de taille à se battre contre trois Nagas à la fois !
L’un des attaquants entailla finalement l’épaule d’Asgad, redoublant sa fureur. D’un geste inattendu, il s’empara de l’un des reptiliens verts en plantant ses griffes dans sa gorge et s’en servit comme bouclier pour décourager les deux autres. Sa victime émit un sifflement déchirant, qui fit reculer ses congénères. Son deuxième grincement fut étouffé par le sang qui noyait inexorablement ses poumons. Au lieu de venir en aide à leur camarade, les Nagas prirent peur et s’enfoncèrent dans les murs. Au même moment, on frappa furieusement sur la porte.
Asgad lâcha sa proie, qui s’affaissa lourdement sur le sol. À bout de force, car il avait perdu beaucoup de sang, il fit quelques pas vers Océane et s’écroula à ses pieds. Heureusement que ce sang bleu ressemblait à de l’encre, sinon il lui aurait été impossible d’en justifier la provenance. En heurtant le plancher en marbre, l’Anantas reprit aussitôt sa forme humaine. La jeune femme se jeta à genoux près de lui. Elle le retournait sur le dos lorsque les deux soldats enfoncèrent enfin la porte.
— Les mains en l’air ! crachèrent-ils en pointant leur arme sur Océane.
Elle leur obéit sur-le-champ afin de ne pas être fauchée par leurs mitraillettes.
— Ce n’est pas moi, c’est lui, se défendit-elle.
Ils jetèrent un coup d’œil au vieillard qui gisait non loin, couvert de sang rouge !
— Relevez-vous ! ordonna l’un d’eux. Et gardez vos mains en l’air !
— Appelez 911 ! hurla Océane, démontée. Vous ne voyez pas qu’ils sont tous gravement blessés ?
— Elle travaille pour lui, chuchota l’un des soldats, hésitant.
— Je suis aussi une amie intime de monsieur Ben-Adnah ! leur apprit-elle.
Les soldats l’avaient laissée entrer, car elle n’était pas armée. Les avait-elle distraits suffisamment longtemps pour que ce vieillard s’introduise dans la maison ? Dubitatifs, ils appelèrent des secours sur leur petite radio et emmenèrent Océane dehors, après lui avoir attaché les mains dans le dos. Lorsqu’ils retournèrent à l’intérieur avec les ambulanciers, quelques minutes plus tard, le vieil homme avait disparu !